Un dimanche "Entre Amis"

Un Dimanche "Entre Amis"

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    Si vous avez manqué la conférence d'Amos Oz le 20 janvier, voici une fidèle retranscription. Bonne lecture! - A. BENSIMON

    UN DIMANCHE "ENTRE AMIS"

    Bravant les chutes de neige intenses, plus de 700 personnes ont investi le studio 4 du Flagey, ce dimanche 20 janvier, pour une rencontre exceptionnelle avec l'écrivain israélien Amos Oz. Passa Porta et Flagey l'avaient invité à la faveur de la parution en néerlandais et en français de son recueil de nouvelles "Entre amis" (Gallimard), "Onder vrienden"(De Bezige Bij). Touché par cette marque de reconnaissance de la part de ses lecteurs, Oz s'est montré très généreux en livrant, avec beaucoup d'humour, quelques anecdotes intimes sur la genèse de sa carrière d'écrivain et surtout sur son amour de l'hébreu,  langue miraculée, en perpétuel renouvellement. Il nous a emmenés avec  éloquence  dans son kibboutz fictif, à la rencontre des personnages de ce "roman composé de huit nouvelles", souffrant chacun à sa façon d'une indicible solitude. Il répondait aux questions de la journaliste Kerenn Elkaïm.

    Vous avez écrit un jour « qu’en chaque adulte, réside l’enfant qu’il a été ». Que reste-t-il de lui en vous ?

    Je me se souviens du garçon solitaire de 5 ans,  entouré d’adultes, condamné au silence durant leurs interminables discussions passionnées au café.  Transformé en espion, j’observais les attitudes, les comportements, les gestes, les vêtements  - et en particulier les chaussures, enregistrais les conversations  de ces personnages étrangers dont  s’emparait mon imagination stimulée par l’ennui. C’est de la curiosité que naissent les écrivains,  c’est une valeur morale qui soude les familles … et fait les bons  amants !
    Pourquoi préfériez-vous devenir un livre et non un adulte ?
    Le jeune enfant dressait l’oreille quand ses parents ou les adultes évoquaient la shoa dans des langues qu’il ne connaissait pas mais parvenait à comprendre sur ce point précis. Ils parlaient de l’holocauste passé et des holocaustes futurs qui ne manqueraient pas d’arriver. J’en étais si effrayé que mon vœu le plus cher était de me transformer en livre pour survivre dans les rayonnages d’une librairie ou d’une bibliothèque,  quelque part, dans le monde, à Bruxelles ou Montevideo.

    A 15 ans vous adoptez le nom Oz, qui signifie force en hébreu. En quoi l’incarnez-vous ?

    Après le suicide de ma mère,  j’ai consacré toute mon énergie à devenir ce que mon père n’était pas. J’ai changé mon nom de famille.  De Klauzner je suis devenu Oz ( la force). Mon père était un universitaire, je suis devenu conducteur de tracteur au kibboutz Hulda, loin de lui. Il était de droite, j’ai choisi d’être de gauche. Il était petit de taille … là, j’ai échoué à le dépasser ! Finalement, il a gagné. J’ai accompli le rêve de mon père : je vis entouré de livres, j’en écris, je suis un intellectuel. Mais je suis resté de gauche. C’est l’aboutissement, non pas d’un cycle, mais d’un demi-cycle.

    Pourquoi percevez-vous l’hébreu comme « une passion » ?

    Je ne suis pas chauvin, mais j’aime Israël pour son ouverture, sa chaleur et plus encore pour sa langue, l’hébreu, ce magnifique instrument de musique qui n’a jamais déserté les synagogues au cours des siècles, servant de langue commune pour toutes les correspondances rabbiniques  entre les communautés juives  du monde entier. Et cette langue qui pendant 17 siècles n’a jamais été parlée au quotidien, dans les cuisines ou les salons, a connu une miraculeuse résurrection grâce au génie d’un homme, Eliezer Ben Yehuda. Au 19ème siècle quelques milliers de personnes seulement parlaient l’hébreu, aujourd’hui c’est près de 10 millions de personnes de par le monde. Cette langue est comme un volcan en éruption, elle s’invente à tout moment pour créer des mots nouveaux en fonction des besoins, comme jadis, dans une moindre mesure, l’Anglais élisabéthain. Je suis vraiment fier de cette renaissance.

    Vous signez un livre avec votre fille historienne. Il s’intitule « Jews and words », quel est le lien entre les juifs et les mots ?

    Ma fille aînée, Fania Oz – Salzberger et moi avons rédigé pour la Yale University Press un essai intitulé « Jews and Words » dans lequel nous cherchons à savoir pourquoi les mots sont si importants pour la plupart des Juifs. Le judaïsme n’est pas seulement une religion mais également une civilisation fondée sur le doute et la discussion, l’interprétation et la contre-interprétation. Notre lien, ce sont les textes. Abraham qui s’élève contre Dieu à  propos de Sodom  n’est pas différent de Woody Allen quand il argumente sans cesse sur tous les sujets. Chaque juif  possède la liberté d’interpréter, de réinterpréter, de contredire. Vous avez aujourd’hui 8 millions d’Israéliens,  tous Premier Ministre, tous messies.  Israël est vraiment un pays méditerranéen et nous les Israéliens, nous sommes les acteurs de films de Fellini, pas d’Ingmar Bergman.

    Comment expliquez-vous votre intérêt pour les noirceurs de l’homme ?

    Si on me forçait à résumer d’un seul mot le contenu de l’ensemble de mes livres, je dirai : la famille. Si je disposais de deux mots, je dirais les familles malheureuses. Si on me proposait trois mots, je répondrais : lisez mes livres ! Comme l’a fort bien formulé Tolstoï au début d’Anna Karénine, le bonheur n’a pas besoin d’être raconté. J’écris sur le malheur. Ce qui a besoin d’être raconté, c’est le pont qui s’écroule. Presque tous les écrivains font de même. Il se passe en fait quelque chose de mystérieux : le lecteur qui découvre le malheur des autres se sent réconforté, il n’est plus tout seul à subir la misère et les avanies.

    Vous estimez que l’écrivain se doit de poser des questions ? Qu’a suscitez ce roman-ci ?

    « Entre amis » est en fait un roman mis en nouvelles, qui se déroule à Hikha, un kibboutz fictif, dans les années ‘50. Depuis sa parution en Israël, j’ai reçu de nombreuses lettres de femmes me demandant comment se faisait-il que je dépeigne si bien l’âme féminine.  Lorsqu’à 25 ans j’ai écrit « Mon Michaël », j’étais convaincu de cela. Aujourd’hui j voudrais évoquer mon grand-père, Alexander, un homme toujours très élégant, galant avec les femmes, qui leur faisait le baise-main par exemple. Elles l’aimaient beaucoup. A  90 ans il était l’amant d’une Lolita de 55 ans. Un jour, il m’a enfermé dans mon bureau pour m’entretenir d’un sujet grave : les femmes. J’avais alors 36 ans, j’étais marié et père de deux adolescentes. « En quoi les femmes sont-elles égales ou différentes de nous ? Je suis toujours en train de me le demander ». Telle était la question …

    Le kibboutz se trouve au cœur même de ce livre. Pourquoi ce lieu particulier constitue-t-il une bonne « université de la nature humaine » ?

    J’ai vécu trente années au kibboutz Hulda, de 15 à 47 ans. La vie n’y fut pas toujours facile, ce n’était pas le paradis, mais pour l'écrivain ce fut une fabuleuse université de la vie, de la connaissance de la nature humaine. Une centaine de familles, soit environ 500 personnes, y vivaient et je savais tout, absolument tout sur chacune d’entre elles. Qui faisait quoi, qui disait quoi etc… Cela fait 25 ans que nous avons quitté Hulda, pourtant chaque nuit j’en rêve encore,  les souvenirs, bons ou mauvais me reviennent en rêve. Je regrette ces moments, quand à 6 heures du matin nous prenions notre café dans le réfectoire et commentions tous ensemble les nouvelles de la vie politique, ou encore les soirées quand les groupes de jeunes se rassemblaient pour rire et discuter à la nuit tombée. Pourtant j’ai inventé tous les personnages qui apparaissent dans « Entre amis », aucun de mes anciens camarades ne s’y trouve – et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Je n’ai pas voulu restituer la vie sociale du kibboutz, mais raconter l’histoire du vivre ensemble et de son opposé, la solitude, immense, qui marque profondément mes personnages.

    A travers l’évolution de ce kibboutz, abordez-vous la perte des idéologies ?

    L’idéal du kibboutz était de changer la nature humaine par l’égalité. C’est pourquoi les enfants étaient élevés ensemble, à l’écart de leurs parents. On mangeait la même chose, on s’habillait de la même façon et pourtant cela n’a empêché en rien les mesquineries, les jalousies. On ne peut changer la nature humaine. Quand les dirigeants et les membres des kibboutz ont compris cette réalité, ils sont devenus plus ouverts, plus tolérants. Le sens de l’humour a même été accepté…  De toutes les révolutions du XXème siècle, celle du kibboutz fut la moins violente. Mais ils ont eu la naïveté de croire qu’il était possible de faire le bonheur des hommes en partageant tout. L’égalité sociale soulignait en fait les injustices, par exemple entre une fille attirante et une qui ne le serait jamais…

    La littérature doit-elle être ancrée à un certain pays ? En quoi la vôtre s’inscrit-elle dans la vie et le paysage israélien ?

    La réalité politique israélienne est quelque chose qui est vécu par les Israéliens de manière très personnelle. L’histoire du pays pénètre notre vie intime au plus profond. Personne n‘y échappe au point d’éprouver en quelque sorte une overdose d’histoire.

    Je suis convaincu que toute bonne littérature est une littérature provinciale (non pas que toute littérature provinciale soit de la bonne littérature). Parce qu’elle provient d’un lieu spécifique, précis, déterminé. Les histoires se passent dans une rue, un immeuble, un appartement, une épicerie, jamais dans une mégalopole. A la manière des œuvres de Tchekov qui décrit dans le détail les personnages, les situations particulières. « Entre amis » est l’histoire d’un microcosme, d’où sa portée universelle – et non pas internationale. Si je peux donner ce conseil aux lecteurs, la meilleure façon de voyager, c’est à travers les romans – ceux de Garcia Marquez par exemple vous emmènent plus loin au cœur de la vie des Colombiens qu’un tour – operator ne le fera jamais, et à un meilleur prix !

    Le mot « fiction » est inexistant, en hébreu, alors quel est le rôle de l’écrivain ? Et pourquoi ne suffit-il pas toujours ?

    On a coutume d’appeler les romans de la fiction. Je pense que c’est une erreur. La fiction est l’opposé de la vérité, or dans mes romans je ne fais que dire la vérité, il s’agit de prose narrative. Dans les traditions littéraires russe et slave ou bien juive, la littérature est plus qu’un divertissement au sens de la tradition française. A quel moment est-ce que je sais que j’écris un essai ou un roman ? Quand je suis 100% d'accord avec moi-même, alors j'écris un essai. Notamment quand je critique le gouvernement. Quand je sens en moi poindre le désaccord, alors je sais, j'écris un roman.
    Les écrivains exercent-ils une influence ? Je ne sais pas. A leur époque, les prophètes n'étaient pas écoutés. Il en va ainsi pour les écrivains.

    Nous sommes à la veille de nouvelles élections en Israël. Comment envisagez-vous l’avenir de votre pays ?

    Comment je vois le futur d'Israël ? Un seul mot : "Paix" – accomplir la paix avec nos voisins, pour résoudre notre plus important problème.

    Ce livre se clôt sur un homme, prônant l’esperanto. L’écriture est-elle votre esperanto ?

    Le héros du dernier chapitre, intitulé "Esperanto", croit en tout ce que j'ai cru lorsque j'avais 15 ans.
    En effet, la littérature est mon esperanto. Elle voyage, construit des ponts entre des étrangers. La traduction en plus de 30 langues d'un roman en est l'image. Pourtant, il est impossible à deux lecteurs de lire le même livre. La lecture fait résonner la musique intime de chacun. Des gens totalement étrangers peuvent devenir amis grâce au plaisir partagé d'aimer le même livre.

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