L'auteure s'est dite "ravie d'être la première Israélienne à recevoir ce prix", ajoutant vouloir "partager ce moment avec" son père, décédé il y a deux semaines.
"Ce qui reste de nos vies" est une envoûtante variation, au soir de la vie d'une mère, sur les mystérieux liens tissés entre parents et enfants.
Entretien: Didier Jacob , L'Obs Si c'était un quatuor, il s'appellerait «la Vieille Femme et
la Mort». Hemda est sur le point de disparaître. Ses enfants se relaient à son
chevet: Dina, la mal-aimée, et Avner, le fils adoré. Dina vit avec son
adolescente de fille, qui lui rend mal la passion qu'elle lui porte. Elle
projette d'adopter un enfant, pour donner un nouveau sens à sa vie.
Quatrième roman de l'auteur, «Ce qui reste de nos vies» est un livre majeur.
Il offre sur la famille, l'amour qui ne peut se donner et la vie en Israël des
aperçus inoubliables.
L'Obs Vous avez été victime d'un attentat alors que vous écriviez
votre précédent livre. Cet événement, qui a bouleversé votre vie, a-t-il influé
sur la conception de votre nouveau roman ?
Zer
uya Shalev J'étais en train d'écrire «Thèra»
quand j'ai été blessée. Le jour où j'ai été enfin capable de le reprendre, six
mois plus tard, j'ai terminé la phrase qui avait été brutalement interrompue.
Mais le livre n'a pas changé. J'avais encore toute la construction dans ma tête.
Mon nouveau roman a, en revanche, été conçu dans ces longs moments
d'immobilisation forcée, alors que j'étais sur mon lit, occupée seulement à
penser. Quand je décris cette femme âgée qui va mourir, c'est un peu moi qui
suis sur ce lit et me remets lentement de mes blessures.
D'autres éléments, dans le livre, font-ils écho à votre vie
?
Oui, toute l'histoire de l'adoption. La fille de Hemda, Dina, a un caractère
très différent du mien, mais elle choisit d'adopter un enfant, une expérience
que j'ai moi-même vécue. Avant, je n'y avais jamais songé. Pendant cette longue
période de récupération, j'ai beaucoup pensé au temps qui me restait à vivre. Je
ne pouvais imaginer qu'après m'être retrouvée de manière inattendue dans
l'intimité de la mort la vie resterait la même. Qu'est-ce que je devais changer
à mon existence ? C'est le genre de questions que je me posais. Il devait y
avoir quelque chose de nouveau. Et j'ai voulu donner la vie. J'ai voulu vivre
l'inverse de ce que j'avais vécu - qui touchait au mal. Je voulais le bien.
Il y a toujours beaucoup de souffrance dans vos livres. Cette
souffrance est-elle en vous, ou est-ce de voir vivre les gens autour de vous qui
l'inspire ?
Probablement les deux. Je me souviens que dès l'âge de 6 ans, j'écrivais des
poèmes très tristes. Je les montrais à ma mère et elle s'en plaignait:
«Pourquoi tes poèmes sont-ils si sombres ? Qu'y a-t-il de triste en toi
?» Elle se sentait presque coupable de me voir ainsi. En fait, j'étais
consciente, dès mon plus jeune âge, de pouvoir tout perdre en quelques secondes.
L'anxiété venait de là, du sentiment de la fragilité de l'existence. Et,
aujourd'hui encore, je pense que tout peut disparaître demain.
Il est certain que la situation en Israël a beaucoup joué. C'était effrayant
à l'époque, avant la guerre de 1967. Nous habitions près de la frontière avec la
Jordanie. Il y avait des fusillades toutes les nuits, nous devions courir dans
les abris. Pendant la guerre de 1967, nous avons dû rester dans un abri pendant
six jours sans savoir ce qui se passait à l'extérieur. Au fond, j'ai grandi avec
la fatalité de la guerre, une menace qui planait au-dessus de moi en
permanence.
Ma mère y était aussi pour beaucoup: elle était une jeune veuve, son mari
était mort pendant la guerre de 1948 - il n'était pas mon père, mais elle
l'aimait encore. Je me souviens qu'elle me racontait pourquoi elle était si
malheureuse d'en être séparée. J'étais à la fois désolée pour elle, et en même
temps je savais que, s'il avait survécu, je ne serais sans doute pas née. Sans
pouvoir non plus me débarrasser de l'idée qu'elle aurait été plus heureuse avec
lui, pas avec moi.
Mon père, quant à lui, était divorcé, et il avait dû également se séparer du
grand amour de sa vie. Au fond, mes parents avaient tous les deux vécu des
histoires d'amour dont j'étais exclue. Cela faisait sans doute trop de
complications pour un enfant de mon âge.
Pourquoi la vie politique israélienne est-elle peu présente dans
vos livres, qui se concentrent pour l'essentiel sur la sphère familiale et
conjugale ?
La vie en Israël est déjà si présente dans mon quotidien que je me suis
toujours battue pour qu'elle ne prenne pas le contrôle de mes livres. Parfois
j'y parviens, parfois non. Dans le livre, Hemda dit que, petite, elle avait
l'impression d'être née au mauvais endroit au mauvais moment. C'est parfois ce
que je ressens. Je suis si différente de ce pays, où tout est politique, où tout
est parfois si vulgaire, si bruyant, si extraverti. Je ne suis pas comme ça
!
Je cherche de nouvelles réponses à de nouvelles questions, et je suis
quelqu'un de très doux. Même la lumière est trop forte pour moi en Israël. Je
suis allée à Oslo dernièrement, j'espérais des nuages, mais il y avait encore un
soleil de plomb. Partout où je vais, le soleil me poursuit. J'ai toujours pensé
qu'il y avait, entre moi et mon pays, une entente impossible. Même si, avec les années, j'ai appris à m'y
faire...
Comment avez-vous vécu l'été dernier ?
C'était un cauchemar. Pour nous, à Jérusalem, c'était un peu moins
terrifiant. Il n'y a eu que quelques roquettes qui sont tombées sur la ville.
Mais mon fils avait très peur, et aussi ma fille à Tel-Aviv et tous mes amis qui
vivent dans le Sud. D'un côté, les bombardements sur les Palestiniens, de
l'autre, ces listes de jeunes soldats tués qui étaient divulguées tous les soirs
à la télévision. Ça a été horrible pour les deux camps. Or rien ne permettait de
prévoir que nous allions vivre un été pareil. Comme si un animal sauvage s'était
libéré et s'était mis à attaquer tout le monde.
Vous avez songé à quitter Israël ?
Non. Je suis très critique à l'égard de la politique israélienne mais j'ai la
certitude très claire que le peuple juif doit avoir un Etat. C'est la condition
de son existence. Et j'en suis un élément. C'est mon devoir de rester, comme
c'est mon devoir de faire tout pour que ça change.
Au début de la guerre, il y a quelques mois, mon fils de 19 ans m'a dit qu'il
ne voulait pas rester en Israël. Et puis il a été appelé sous les drapeaux, pas
en tant que combattant mais en tant qu'éducateur, et il ne pouvait plus partir.
Mais son choix de quitter Israël m'a choquée. J'ai pensé à mes grands-parents
qui étaient venus pour fuir les pogroms en Russie. J'ai pensé aux kibboutz
qu'ils ont construits, à ma mère qui était veuve, à toute ma famille et je lui
ai dit: «Tu ne peux pas partir. Si tout le monde part, que deviendra Israël ?»
Moi, je ne me sens pas le droit de quitter ce pays. Ce serait la fin de
l'espoir.
Propos recueillis par Didier Jacob
Ce qui reste de nos vies
par
Zeruya Shalev
traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz
Gallimard